Bné Akiba (1945 - 1970)

"C'est en octobre 1945, à Paris, que fut officiellement fondé le Bné Akiba de France sous la direction de Paul Roitman. Cette date, cependant, ne représente qu'une étape, la partie visible d'un parcours qui prend sa source bien plus tôt, dans les années héroïques du sionisme religieux."

Brith Hanoar (1935 - 1945)


La création du Bné Akiba de France (1945)


"La situation de la communauté juive de France, à cette époque, était assez déplorable: de nombreux rabbins avaient été déportés à Auschwitz et n'en étaient pas revenus. Les cadres des mouvements de jeunesse avaient pour une grande part été physiquement liquidés par les Allemands. Dans ce contexte d'un judaïsme français très affaibli, à Paris comme en province, la nécessité s'imposait d'un renouveau." Témoignage de Paul Roitman

Le cadre communautaire était si pauvre, en ces années-là, qu'on ne pouvait espérer, pour créer de nouvelles formations, s'appuyer sur aucune liste ou structure établie. Aussi Paul Roitman se lança-t-il dans l'inconnu, sollicitant tous les jeunes qu'il croisait sur sa route pour constituer un premier noyau. Planté sur le boulevard, il abordait les enfants qui lui paraissaient juifs, et il leur proposait de participer à l'aventure.

Le Bné Akiba chercha d'abord à étendre son action à Paris même, mais sans grand succès. C'est à Montreuil que s'offrit une première possibilité, grâce au soutien de M. Smorodini, alors président de la petite communauté locale. Un Talmud Thorai fut lancé, puis un snif d'une trentaine d'enfants.


Le premier ma’hané: Nay, 1946

"Ce premier ma’hané fut particulièrement difficile à organiser. D'une part, les inscriptions s'étaient faites en dernière minute, et d'autre part, les charges financières étaient très lourdes - malgré la résidence mise gratuitement à notre disposition. N'oublions pas que nous étions encore sous le régime des tickets d'alimentation [...]." Témoignage de Paul Roitman

Malgré ces déboires, le ma’hané marqua un vrai succès sur les plans éducatif et religieux. Il eut sur le snif de Paris, qui représentait à peu près 60% des effectifs, un impact idéologique considérable, et en un sens décisif pour l'avenir du Mouvement.

Les débuts en province

Au retour du ma’hané, le groupe de Paris était devenu un véritable snif du Bné Akiba, au plein sens du terme. On pouvait désormais songer à élargir son champ d’action à la province, en créant de nouveaux snifim ou en renforçant les anciens. Des sections furent ainsi fondées à Lyon, à Belfort, Strasbourg, Rouen, Bordeaux et même Marseille. Si bien qu’au début 1947, le Bné Akiba était devenu un mouvement relativement fort, d’envergure nationale.

"Rouen, printemps 1946. L'immédiat après-guerre. Nous avions tous dix ans. Quand je dis "tous", je veux évidemment parler de la jeunessse juive de Rouen, ou plutôt, de celle qui allait le devenir, sous la baguette magique du rabbin Paul Roitman [...]. Certes, il y avait encore d'autres enfants, cinq ou six peut-être, mais leurs parents n'étaient pas intéressés par une éducation juive. Nous sentions bien qu'il nous manquait quelque chose: le dimanche matin était consacré à l'enseignement religieux; mais l'après-midi était vide et triste. C'est alors qu'un miracle survint. Un dimanche matin, nous vîmes arriver un monsieur coiffé d'un béret basque, affublé d'une barbe en collier et qui, dans mon souvenir, me paraissait très grand. Il nous raconta qu'il venait de Paris en train, pour jouer avec nous et créer un snif du Bné Akiba. Je crois que c'était le premier mot d'hébreu que j'entendais de ma vie ... Il nous parla des Juifs qui vivaient en Palestine, et nous enthousiasma par le récit de ces jeunes hommes et jeunes femmes qui partaient là-bas, reconstruire un État juif. Il nous initia aux valeurs de judaïsme [...]. Si nous sommes devenus des Juifs religieux et sionistes, c'est bien à Paul que nous le devons: il nous a marqués de manière indébile, nous apprenant avant tout que la volonté pouvait soulever des montagnes."

C’est alors que le comité français du Hapoël Hamizra’hi offre à Paul Roitman la direction générale du Bné Akiba – tâche qui correspondait à son vœu profond, et à laquelle désormais il consacra tout son temps. On vit très rapidement de nouvelles sections pousser comme des champignons dans toutes les localités où il avait pu établir un contact : notamment à Lille, Rouen, Lens, Sedan-Charleville, Besançon, Grenoble, Nice, Marseille, Limoges. En quelques mois, le Bné Akiba passa au rang de premier mouvement de jeunesse sioniste de France.

La « rue Martel » (1949 - 2002)

C'est dans les mêmes années que le Hapoël Hamizra'hi acheta à Paris un petit appartement en étage, au 4 rue Martel, dans le 10ème arrondissement. C'est ainsi qu'avec ses trois maigres pièces, la « rue Martel » devint le siège principal et le centre névralgique de toutes les institutions du parti. Ce local fut donc le lieu de réunion des ’havérim et le cadre régulier de leurs activités.

Les étrangers - israéliens ou européens - savaient qu'à « Martel » ils trouveraient un point de chute, le rite israélien, et un peu de l'atmosphère de la maison. Les "ordres" étaient d'ailleurs stricts: en ces temps reculés où aucun restaurant n'était ouvert à Paris le chabbat, il ne fallait jamais laisser repartir un inconnu sans s'être enquis de ses besoins (en nourriture et en logement) et sans l'avoir invité. Durant les vingt années qui suivirent, Léa Roitman ne sut jamais à l'avance combien de couverts elle devrait poser sur la table du chabbat.

4, rue Martel

Dans les années soixante, enfin, les murs du local semblèrent s'élargir une nouvelle fois: Paul avait pris l'initiative d'ouvrir un cercle d'études pour jeunes adultes, le Centre Bar-Ilan, qui dispenserait des cours du soir. Durant plus de cinquante ans, la rue Martel fut ainsi le coeur battant du Bné-Akiba de France et de l'esprit ’haloutzique religieux. En juin 2002, l'oratoire devait fermer ses portes de façon définitive: le local fut vendu, le Bné Akiba ayant déménagé depuis longtemps.

"Nous avions l'habitude de prier à Yom Kippour avec mes parents, mes frères et soeur, dans une petite communauté appelée Beit Méïr (rue Martel), de rite ashkénaze. Tout le monde se connaisait, c'était intime, familial, et en même temps très solennel, les jours de grandes fêtes [...]. J'ai fait mon alya, mais je n'ai jamais retrouvé ce mynian. Il était simple et unique à la fois." Témoignage de Yaacov Landau

L’ambassadeur Yitsh’ak Méïr, qui fut dans les années cinquante chalia’h du Bné Akiba en Europe, résume ainsi son impression :

"Paul était à peine plus âgé que nous, mais il avait derrière lui l’expérience de la guerre et son activité de résistant. […] A lui seul, il a plus fait pour le développement du Bné Akiba que n’importe qui en France. Il décrochait des crédits auprès d’organismes réfractaires, il convainquait les pauvres de payer le tribut symbolique qui assurerait leur dignité, il dénichait des manoirs abandonnés, qu’il faisait aménager et retaper pour ses groupes, il établissait des programmes éducatifs, imprimait des brochures, se souciait de l’envoi de chli’him… Nous étions venus à lui comme au Grand Prêtre de la jeunesse. Plutôt que de perdre son temps en cérémonies inutiles, il préférait nous mettre tout se suite à l’ouvrage, analysant les perspectives à long terme, ponctuant son exposé d’instructions précises et… de multiples plaisanteries. […] Après la Shoah, il avait rendu l’espérance à de nombreux jeunes gens et jeunes filles grâce à son activité prodigieuse, continuellement ressourcée à ses propres convictions. A lui seul, il était toute une institution."


1950 : la direction du Mouvement européen


En 1950, l'Agence Juive confie à Paul Roitman la direction de la section religieuse du Département de la Jeunesse pour l'Europe et l'Afrique du Nord. Dans ce cadre de travail, il se dépense sans compter, éditant du matériel éducatif, créant dans les divers pays des séminaires pour la formation de cadres et des cercles d'études. C'est l'époque où il entreprend de sillonner toute l'Europe pour y retrouver des noyaux de vie juive et organiser la jeunesse. Les adolescents de l'après-guerre n'ont, pour la plupart, pas connu de vie familiale ou communautaire normale, et tout est à construire depuis le début. Selon le principe éducatif et humain qui a été le sien depuis toujours, Paul Roitman offre à ces jeunes une image du judaïsme à la fois chaleureuse et stricte, authentique mais ouverte. Aucun contrôle n'est exercé, aucune pression morale sur les enfants ou leurs familles. Tout enfant est le bienvenu, pourvu qu'il accepte de s'adapter à la vie communautaire. Dans le cadre de ma’hanot ou de chabbatot organisés, il fera "sur le terrain" l'expérience directe de l'atmosphère juive traditionnelle.

Paul Roitman ne se laisse jamais décourager, il crée à partir de rien et ce seront des milliers de jeunes, non religieux pour la plupart, qui seront ainsi marqués par son influence dans toute l’Europe (surtout en Italie, en Hollande, au Portugal, mais aussi en Belgique, en Autriche, en Angleterre), aussi bien qu'en Afrique du Nord. Partout où il passe, à partir d’un nom ou d’une adresse, il fonde de nouvelles sections du Bné Akiba, renforce les structures défaillantes. Combien de chabbatot a-t-il alors passés, seul, en se contentant d’une boîte de sardines ! Pour combien de jeunes, de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc n’est-il pas devenu un mythe ! Nombreux sont ceux, parmi ces jeunes, qui feront par la suite leur alya en Israël.

Malgré ce travail harassant, entre deux voyages, entre deux trains, il mène de front d'autres activités, toujours plein d'imagination et d'initiatives. C'est lui qui est à l'origine de l'Oratoire de la rue Martel, du cercle d'études Bar-Ilan, d'où sortiront de nouveaux cadres pour la jeunesse.

Dès sa prise de poste, Paul quadrille le territoire. Il se lance sur les routes, passe des nuits dans les trains, des journées sur le bateau ; consolidant les quelques centres existants, comme en Belgique ou en Hollande, raffermissant les liens avec l’Angleterre - et surtout fondant un peu partout de nouveaux snifim : souvent à partir de rien, et dans les régions les plus éloignées des centres religieux actifs (Grèce ou Turquie). Il lui faut un contact direct avec les populations locales, se rendre compte sur place de la situation.

Afin d’unifier les mentalités et les repères idéologiques, il conçoit parallèlement la formule d’un séminaire de cadres, à caractère aussi bien théorique que pratique : le programme ajoute, aux études juives proprement dites, une formation sioniste et des cours de pédagogie appliquée. C’est là une structure éducative tout à fait originale qui va, selon le dire de l’ambassadeur Yts’hak Méir, « transformer la carte de l’Europe juive ». Chaque année, plus d’une centaine de jeunes madrikhim venus de tous les pays se réunissent autour de Paul et de son équipe. Les noms de Bandol, Uriage, puis Thaxted, Wengen, Montbovon et surtout Doorn en Hollande, entrent ainsi dans la légende.


Afrique du Nord

Si l’Algérie fut le théâtre des premiers contacts entre Paul Roitman et l’Afrique du Nord, son activité devait rapidement s’étendre à la Tunisie et au Maroc. Pendant près de dix ans, il sillonna toutes les routes du Maghreb, traversant les villes et les villages. Bien vite il se familiarise avec le rite bônois ou oranais, sert de ministre officiant, s’intègre pleinement à la vie des communautés. Au point que, quarante ans plus tard, il se verra proposer le titre officiel de président… de l’Union mondiale des juifs sépharades !


Bné Akiba d'Algérie

"En tant que secrétaire général du Bné Akiba d'Algérie, j'ai accompagné Paul dans ses déplacements sur tout le territoire algérien, notamment à Alger (port de débarquement), Oran, Constantine et Bône. Il était notre bras droit, et ses visites revêtaient pour nous une importance capitale. Il arrivait avec un agenda bien rempli, et il ne ménageait pas son temps: c'était d'abord le Bné Akiba, mais aussi les autorités locales et les institutions. Outre ses activités avec nous, il rencontrait les représentants des diverses fédérations sionistes et les cadres locaux du Consistoire. Paul était également en contact avec les chli’him de la Sokhnout. Il s'intéressait à leur travail sur place et les incitait à nous prêter main forte. C'est grâce à lui que nous avons finalement eu droit à des chli’him directement affectés au Bné Akiba en Algérie. Le plus important pour nous, c'étaient ses visites dans les différents snifim. Il venait sur le terrain nous soutenir dans notre travail, il organisait en Algérie même séminaires et ma’hanot: sous son impulsion et avec sa participation, on compta, en quelques années, deux ma’hanot sur les hauteurs d'Alger, un camp à Bône, un autre à Oran, plusieurs séminaires à Oran, à Alger et à Constantine. Paul veillait également à l'envoi de nos ’havérim aux camps et séminaires organisés en France, en Suisse en en Angleterre. Pour ceux d'entre nous qui voulaient partir au ma’hané avoda (en Israël) ou au kibboutz, c'était encore lui qui arrangeait tout. Il organisa sur place tout un travail d'équipe, et nous aida à dresser un programme. A côté de l'enseignement juif traditionnel, ce programme prévoyait un enseignement sioniste et historique, avec tout son folklore de chants, de danses, de sorties et de manifestations solennelles (notamment à l'occasion de Yom Haatzmaout). Mais il était également tourné vers l'action pratique, comme l'accueil dans les foyers de nombreux soldats juifs français, dont Paul nous avait communiqué les adresses. C’est lui qui nous assurait un budget de fonctionnement, qui nous procurait du matériel éducatif, des documents, des cartes, tout ce qui pouvait nous aider dans nos activités. Grâce à lui le Mouvement prit une ampleur considérable. On ne saurait parler de Paul, enfin, sans évoquer son merveilleux humour. Chaque fois qu'il venait en visite, il apportait avec lui une petite anthologie de blagues juives, dont il avait l'habitude de rire le premier [...]. Figure emblématique et homme-orchestre, Paul était partout à la fois. Nous l’exploitions tous à outrance. […] Et jamais, ou presque, Paul ne nous a refusé quoi que ce soit. Il se prêtait à tout, du moment que nos activités touchaient au Bné Akiba ou à Israël. […] La plupart des ’havérim d'Algérie habitent aujourd'hui en Israël; et tous, quand nous avons l'occasion de nous rencontrer, ne manquons pas d'évoquer ce fougueux petit homme qui nous a tant marqués." Témoignage de Simon Darmon

Bné Akiba du Maroc

Sur le territoire marocain même, le Mouvement fut lancé sur l'initiative du rabbin René Kapel et de René Klein, qui s'étaient rendus sur place pour fonder une section locale. Paul Roitman prit le relais, au début des années cinquante, centralisant le travail à partir de la métropole. Très vite, la situation au Maroc s'aggrava. En 1954, Paul partit pour Casablanca, où le bureau de l'alya venait d'être fermé par les autorités. Il y réunit les responsables des différents snifim et débattit avec eux des mesures à prendre pour assurer la poursuite du travail. En 56, il fit encore une tournée à Rabat, Sefrou, Safi, Meknes, Fez et Tanger. Ce fut son dernier voyage au Maroc. Il maintint toutefois, à partir de Paris, un contact permanent - quoique officieux - avec les madrikhim, dont certains purent encore rejoindre les séminaires d'été, à Doorn en Hollande.


Bné Akiba de Tunisie

Les jeunes Juifs de Tunis s'étaient organisés avant la guerre en une association indépendante de tendance sioniste et religieuse, la Société Artistique Hébraïque. Elle avait pour premier souci d'assurer un encadrement juif systématique aux enfants du ghetto, qui ne recevaient dans les écoles de l'Alliance qu'une très vague coloration religieuse. Petits et grands se retrouvaient donc à plusieurs centaines, chaque soir dans les classes, pour un cours de Thora ou d'hébreu.

En 1942 les Allemands pénétrèrent en Tunisie, et toutes les activités furent suspendues. A la Libération (dès 1943), les responsables de la S.A.H. cherchèrent à nouer des contacts avec le Hapoël Hamizra’hi, dont ils se sentaient idéologiquement proches. Ils se constituèrent alors en section tunisienne du Thora Veavoda, mouvement de jeunes adultes, et ils reprirent leur travail éducatif. Un comité fut formé, sous la présidence du Dr André Brami, avec pour secrétaire général Me Elie-Eugène Guetta, et Mordekhai Cohen comme secrétaire adjoint. Parmi les membres actifs, Yitz'hak Guez, Gaston Sayada et Yehochoua Sadoun étaient plus directement responsables de la jeunesse, qui allait prendre le nom de Bné Akiba.

En 1950, au mois de mai, répondant à l’invitation de la communauté, Paul se mit en route pour Tunis. Il y arriva au terme d’une traversée en bateau qui devait durer trente heures. A son arrivée, plusieurs ’havérim étaient là pour l’attendre. Il eut juste le temps de déposer ses affaires à l’hôtel, avant de les accompagner à sa première réunion avec les dirigeants du Mouvement. Paul commence sa tournée, allant de synagogue en synagogue pour y porter la bonne parole, réunissant les jeunes, prononçant des discours officiels. Il se rend dans les banlieues, notamment à L’Ariana, La Goulette, puis à Béjà et Nabeul. Revenant chaque année, il monte des snifim à Bizerte, à Sousse, puis à Sfax. Par la suite, les ’havérim de Tunis prirent eux-mêmes l’initiative de lancer un groupe (de garçons) à Gabès puis à Djerba.

En 1953, Paul s'embarqua de nouveau pour Tunis, projetant cette fois de pousser vers le Sud, en direction de Gabès, et jusqu'à Djerba. Il était accompagné d'un chalia’h et d'un chauffeur. Première étape: Sfax, où fonctionnait déjà un snif important, tenu par les frères Berrebi.
"Trop fatigué pour faire le voyage en une seule fois, j'avais décidé d'y passer la nuit. J'ai donc demandé à l'un des dirigeants du Bné Akiba de Sfax de me retenir une chambre d'hôtel, lui spécifiant bien que j'arriverais très fatigué, et que je ne voulais voir personne le soir même. J'ai donc été assez surpris, en descendant du train, de trouver les rues placardées d'immenses affiches, qui invitaient la population à la grande synagogue, le soir même à 19 heures, pour une conférence sur "Judaïsme et Histoire Juive", par... le rabbin P.Roitman! Je n'avais plus le choix: il faudrait bien parler. En arrivant à la synagogue, je la trouvai pleine à craquer : près de huit cent personnes se pressaient sur les bancs. Le secrétaire général de la communauté me fit monter à la tribune et me présenta. […] Je parlai alors d'une double conception de l'Histoire. Selon la première, dite "moderne", l'Hsitoire marque une série d'événements contingents [...] et qui s'enchaînent de façon arbitraire. La deuxième conception de l'Histoire, celle du judaïsme religieux, commence, elle, à Beréchit [Genèse]. [...] Après l’allocution, qui dura près d’une heure, le public intervint en posant de nombreuses questions. […] Je me croyais arrivé au bout de mes peines. Mais c’était compter sans l’enthousiasme de Mme Berrebi, qui m’avait invité chez elle pour continuer à débattre du sujet avec son groupe de femmes traditionalistes (ou presque). N'ayant rien mangé de la journée, je lui demandai de bien vouloir me préparer un sandwich: "Il faut d'abord discuter et convaincre", me dit-elle. Elles étaient bien une cinquantaine, et très inclines aux questions... » Témoignage de Paul Roitman

Ces heures mémorables passées à Sfax avaient transformé la situation : le Bné Akiba sortit de l’affaire grandement renforcé. Le snif local, jusque là assez faible, vit d'un coup ses effectifs augmenter de façon décisive.
Le lendemain, Paul repartait pour Djerba. Dans une seconde étape, le rabbin Roitman s’attacha à fortifier les snifim récemment créés. Comme il était difficile d’organiser des séminaires en Tunisie même, les madrikhim furent invités à s’intégrer aux structures françaises ou européennes. En 1951, ils retrouvèrent à Bugeaud des Algériens de Constantine et de Bône. En janvier 1952, un séminaire spécifique est organisé pour les Algériens-Tunisiens à La Bouzaréa, près d’Alger. En juillet-août de la même année, c’est à Uriage, près de Grenoble, que se déroule le nouveau séminaire international du Bné Akiba, désormais ouvert à tous les madrikhim d’Europe et d’Afrique du Nord. Ainsi, d’année en année, jusqu’en 1957, Paul revint à Tunis. Mais à la veille de l’indépendance, la situation commença à se dégrader rapidement : il fut alors contraint de suspendre ses voyages.

Europe

Lorsque Paul Roitman s’engage sur le terrain européen, en 1950, il y trouve une situation très disparate. Le bloc de l’Est est imperméable à toute action. En zone germanique, l’Allemagne est pour un temps rejetée hors du circuit communautaire et se limitera à des contacts sporadiques et individuels. L’Autriche, elle, rétablit des structures et dépêche des ’havérim dans les séminaires internationaux. En Europe de l’Ouest, plusieurs pays comme l’Angleterre, la Suisse ou la Hollande jouissent déjà d’une organisation locale, qui remonte aux années d’avant-guerre. Le Bné Akiba y a pris, comme en France, le relais de groupes mizra’histes existants, que la guerre a balayés. Cependant, la reconstruction s’est faite de façon inégale : si des foyers actifs tels que Londres ou Anvers se sont rapidement développés, d’autres, numériquement plus faibles, comme Zürich ou Amsterdam, éprouvent de la peine à se maintenir à flot. Dans de nombreux pays, enfin, le champ est pratiquement vide : ce sont pour la plupart les régions limitrophes du pourtour méditerranéen (Italie, Portugal, Grèce, Turquie, une grande partie de l’Afrique du Nord). Le contexte sociologique ou politique n’y a pas permis, jusque-là, de mobiliser la jeunesse juive autour de l’idéal sioniste et religieux.

Paul se lance dans la bataille avec les qualités d’inventeur et de meneur d’hommes, l’esprit d’initiative et le dévouement qui le caractérisent. Partout, il tente de s’infiltrer, répondant aux appels, et parfois les suscitant. Peu à peu, la carte de la jeunesse juive en Europe se met à changer.


Belgique

En Belgique comme en France, le Bné Akiba prend après la guerre le relais du Ba’had existant. La communauté d’Anvers, la plus importante du pays, est depuis toujours son fief principal, et le snif local compte dès les années cinquante jusqu’à 150 ’havérim. C’est là que se tiennent les principales réunions, ainsi que les manifestations culturelles à l’échelle nationale. C’est là aussi que Paul Roitman se rend, plusieurs fois dans l’année, pour des séminaires de pensée juive, des conférences publiques ou la préparation des ma’hanot. En regard du potentiel anversois, le groupe de Bruxelles, avec ses soixante-dix ’havérim, fait jusqu’en 1967 figure de parent pauvre. De façon générale, la population est à Bruxelles moins orthodoxe, plus assimilée qu’à Anvers, et le recrutement d’autant plus difficile. C’est à la fin des années soixante, seulement, que sous le choc de la guerre des Six Jours et à la faveur de modifications démographiques locales, quelque chose se mettra enfin à bouger au sein du Mouvement.


Pays-Bas

La communauté juive de Hollande avait été l’une des plus touchées par la barbarie nazie, et elle ne se releva qu’avec peine de ses cendres. C’est au sein de cet effort général de reconstruction que le Bné Akiba fut créé. La moitié de la population juive étant concentrée à Amsterdam, et c’est aussi à Amsterdam que le Mouvement « prit » le mieux. Cependant, il existait des snifim un peu partout dans le pays, en particulier à Rotterdam et à La Haye.

"Il arrive parfois, au cours d'une vie, que l'on croise de ces figures exceptionnelles qui nous marquent de leur empreinte. Paul Roitman a été pour nous l'une d'entre elles. Ce que les récits ’hassidiques nous avaient légué de traditions d’hospitalité, de générosité et de chaleur humaine, nous l’avons trouvé grandeur nature chez ce Juif parisien, sa femme, ses enfants, qui nous ouvraient si naturellement leur maison. Mon mari et moi étions arrivés en Europe en 1963, mandatés par le Bné Akiba d'Israël et la section de la jeunesse pionnère de l'Agence juive, pour une mission de plusieurs années en Hollande. Dès notre premier été, nous partîmes pour Doorn, une petite bourgade de villégiature où Paul tenait son séminaire international. C’est là que nous l’avons rencontré pour la première fois. Il était pour nous, déjà, figure de légende, nimbé de récits et de mystères. Des chli’him plus anciens nous avaient parlé de son action dans la Résistance et de ses réalisations après la guerre. Aussi, ce qui nous frappa dès le premier instant, fut son abord simple et direct. Il se mettait au niveau des jeunes, leur enseignait des chants qui font désormais partie de notre héritage, et que nous et nos enfants entonnons parfois, les soirs de fête. A cette simplicité il ajoutait un merveilleux sens de l’humour. Nous passâmes, à Doorn, deux longs étés, qui nous permirent de mieux le connaître, de le regarder travailler, impressionnés par sa vitalité, son sérieux, et avant tout son absolu dévouement à la cause juive et au Mouvement. […] Comme dans les courses de relais, on ne pouvait, semblait-il, toucher à cette étoile, sans désirer à son tour dispenser la lumière. Témoignage de Sarah Sharir

Italie

"Dans les années d'après-guerre, il semblait impensable de songer à créer en Italie une structure religieuse comme le Bné Akiba. A l’époque, en effet, la jeunesse subissait la forte influence des partis d’extrême-gauche. Tous les mouvements existants s’étaient regroupés dans une « Fédération de la jeunesse juive d’Italie », elle- même dominée par le Hachomer Hatzaïrqui donnait le ton, idéologiquement parlant."
Témoignage de Paul Roitman
Paul Roitman ne pouvait pas se laisser décourager pour si peu. La première étape de la longue aventure italienne fut donc Milan.
"Quand je suis arrivé à Milan, j'ai été invité à participer à un oneg chabbat, sous l'égide de la Fédération. Là, j'ai été vivement pris à partie par l'un des dirigeants, de tendance communiste: « Ici, on est tous unis, personne ne fait de propagande spécifique. Moi, par exemple, qui suis communiste, je ne parle pas de communisme dans les réunions. Vous, les religieux, vous n'avez qu'à vous abstenir d'évoquer la religion ! » Lorsque j'ai protesté, en arguant que « ça n'était pas du tout la même chose » et qu'il y avait quand même place, dans une communauté juive, pour un mouvement sioniste religieux, il s'est emporté: « Nous vous casserons les reins! » J'ai répondu : « J'ai les reins solides », et je me suis mis au travail. " Témoignage de Paul Roitman

Le « travail » commença par un premier contact avec le rabbin Schauman, alors directeur de l'école juive de Milan, qui comptait à l'époque plus de mille élèves. Quoique favorable à l'initiative, le rabbin Schauman ne pouvait s'impliquer personnellement, à titre de directeur: il dirigea donc Paul vers le vieux professeur Dlougatz, un homme charmant qui prit fait et cause pour le projet. Sur ses conseils, Paul sollicita parallèlement un entretien avec le président de la communauté milanaise, M. Astorre Mayer, à qui l'école devait d'avoir vu le jour [...]. Il chercha ensuite à mobiliser quelques adolescents, qu'il s'employa à convaincre individuellement. Une fois sensibilisés à l'idée, ceux-ci se réunirent en un oneg chabbat mémorable, et décidèrent d'un commun accord de fonder le Bné Akiba de Milan.

Fort de ce premier jalon, Paul revint en Italie à plusieurs reprises. Il prit contact avec le Collège rabbinique de Rome et créa dans la capitale un second centre, soutenu par le grand rabbin Toaf. Soucieux de consolider les snifim existants, il continua par la suite ses déplacements réguliers vers l’Italie, et maintint avec les jeunes un contact épistolaire permanent, leur proposant un programme éducatif complet. A partir de 1953, il se mit à songer à un élargissement du réseau. Après une tentative malheureuse à Turin, il tente sa chance à Gênes. Ayant pris ses renseignements sur la communauté, il découvre qu’elle compte peu de familles réellement pratiquantes, quelques- unes à peine sur une population d’environ mille juifs.

"C’est là que le travail fut le plus dur. On ne pouvait venir que pour le chabbat, qu’il fallait passer dans des conditions difficiles à l’hôtel. J’emportais ma nourriture de la maison (c’est-à-dire de Paris, au temps où les voyages en train étaient très longs), je mangeais à la sauvette dans la chambre, seul et parfois sans lumière. Je suis revenu ainsi, sept ou huit fois de suite, dans les mêmes conditions, à des intervalles de six semaines. Le groupe prenait corps peu à peu. Au bout d’un an, le snif de Gênes était né." Témoignage de Paul Roitman

Paul n’abandonnait pas l’idée d’un Congrès national, qu’il organisa finalement au printemps 1954. Aux délégués des trois snifim principaux (Rome, Gênes et Milan) vinrent s’ajouter les représentants de deux snifim en formation, ceux de Florence et de Bologne. Par la suite, des sections s’ouvrirent à Florence puis à Livourne. C’est en 1957 seulement que fut nommé à Milan un chalia’h spécialement attaché au Bné Akiba : Aharon Cohen. Sous son mandat, le Mouvement prit un essor considérable, s’élargissant à l’échelle nationale pour devenir l’un des principaux facteurs du renouveau religieux en Italie.

"Je suis arrivé à Milan en 1957, envoyé en mission pour trois ans par l’Agence juive, sur la pression constante de Paul Roitman, qui avait multiplié les démarches auprès des institutions israéliennes pour que soit envoyé en Italie un chalia’h du Bné Akiba. Un mois après mon installation, Paul est venu me rendre visite à Milan. J’avoue avoir été d’abord plutôt effrayé par cet homme qui ne mâchait pas ses mots. Peu à peu, j’ai appris à le connaître, sa grande bonté, son demi-sourire, ses pudeurs, et je me suis mis à l’aimer, de plus en plus profondément au fil des années. J’ai appris à laisser dire, à ne pas prendre ses invectives à cœur, et à attendre le retour du beau fixe – qui ne tardait jamais. Tel était « Paul », que jamais on n’appelait par son titre, Paul tout court, à la mesure de sa simplicité : un homme ardent, plein d’énergie, dont on peut dire qu’il a apporté une véritable révolution dans l’éducation de la jeunesse juive d’Europe. Je l’ai accompagné dans des voyages sans fin entre le Nord et le Sud, Milan, Gênes, Rome. Cahoté dans des trains omnibus sur des trajets interminables, mal assis dans des wagons à bon marché, parfois privé de nourriture, il maugréait et pestait, m’accusant de tous les maux. Mais partout il était reçu avec déférence, réalisant chaque fois un travail admirable, se dévouant corps et âme, avec expérience et sagacité : à ses côtés, j’ai appris peu à peu le métier." Témoignage d'Aharon Cohen
bneakiva
Fête du Bné Akiba au snif de Lisbonne.
bneakiva
Le snif de Vienne, 1955.

Portugal

Mis à part quelques brefs contacts dans les années 49-50, le Portugal était longtemps resté extérieur à la sphère d'influence du Bné Akiba. Mais, en 1965, l'un des membres de Thora Vezion (le mouvement de jeunes adultes fondé par le rabbin Paul Roitman) entra un beau matin dans son bureau, au 17 de la rue Fortuny.

"C'était un jeune violoniste portugais de premier plan, venu poursuivre ses études à Paris. Il résidait au foyer de Neuilly, et c'est là que nous l'avions recruté pour Thora Vezion. En 1965, alors qu'il revenait d'un séjour à Lisbonne, il me dit avoir été chargé de mission par le comité directeur de la communauté: il m'invitait à venir diriger un séminaire de formation de cadres au Portugal, et à donner en outre une série de cours et de conférences. Il offrait bien sûr de me rétribuer en conséquence, et voulut savoir à combien se monteraient mes honoraires. Je lui expliquai que je n'avais jamais pris d'argent pour ce genre d'activités, et qu'il n'était pas dans mon intention de commencer à le faire. " Témoignage de Paul Roitman

Paul était prêt à se rendre au Portugal à titre bénévole, mais il y mit deux conditions: premièrement, que la nourriture soit strictement cachère; deuxièmement, qu'il puisse compter sur la présence d'au moins deux moniteurs capables d'assurer une partie du programme et de veiller à la discipline. Les dirigeants de la communauté acceptèrent bien volontiers, et le séminaire fut fixé aux congés de fin d'année. En décembre 1965, Paul prit l'avion pour Lisbonne.

"Une fois installé dans l'avion, je pus mettre la dernière touche à mon programme de travail. Je savais que Me Sequerra, le vice-président de la communauté, devait m'attendre à mon arrivée. Il m'avait téléphoné quelques jours auparavant, anxieux de savoir comment il allait me reconnaître. « C'est très simple », lui expliquai-je, « je porte une barbe et un chapeau ». Comment aurais-je pu alors imaginer qu'à ma sortie de l'avion un immense Hindou, avec barbe et chapeau, se placerait à quelques mêtres devant moi? Il était dans les premiers à sortir, et moi, bien en arrière. Ce qui devait arriver alors arriva: je vis Maître Sequerra se précipiter vers lui avec zèle: « Rabbin Roitman, Rabbin Roitman !» L'autre le prit pour un fou, et se débattit en criant. Témoin impuissant de la scène, j'essayai en vain de me faire remarquer, mais j'étais trop petit, et trop éloigné. J'ai fini néanmoins par signaler ma présence en faisant comprendre par gestes que le rabbin Roitman, c'était moi! Le pauvre homme, tout confus, s'est excusé de sa méprise. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance du vice-président de la communauté de Lisbonne. " Paul Roitman

Le soir même, une première réunion, de prise de contact, fut improvisée au Centre communautaire. Paul Roitman s’efforça de sensibiliser les jeunes au maximum, et leur présenta en avant-première les grandes lignes de son programme. Le séminaire devait s’ouvrir à la Costa de Caparika dès le lundi suivant. Une fois les préparatifs terminés, les jeunes se rendirent sur place. Ils étaient une soixantaine en tout.

"J’ai partagé le séminaire en deux classes, celle des grands et celle des plus petits. Je confiai cette dernière à mes deux auxiliaires (le ’hazan et le rabbin), et décidai de « m’attaquer » moi-même aux plus grands. J’avais commencé mon cours depuis une demi-heure à peine, quand le rabbin et le ’hazan firent soudain irruption dans la pièce : ils n’en pouvaient plus, les enfants étaient trop turbulents, ils n’arrivaient pas à les tenir. Je n’eus d’autre choix que de prendre également en mains le groupe des petits, en modifiant les horaires de manière à maintenir l’ensemble du programme initialement prévu." Témoignage de Paul Roitman

Paul Roitman revint plusieurs fois à Lisbonne, comme il s’y était engagé. Les séminaires se succédèrent régulièrement, de mars 1967 à mars 1972, même après que Paul eut fait son alya, en décembre 1970. Il était accompagné soit d’anciens ’hanikhim à lui (Michel Grinberg, Alain Haas), soit d’un à deux chli’him. « Quelle soif d’apprendre, quelle bonne humeur et quelle ambiance ! » se souvient Michel Grinberg. « Nous ne chômons pas. En échange, quelle chaleur et quelle amitié nous sont prodiguées ! »


"Ces séminaires eurent un si grand retentissement qu’on peut dire qu’ils provoquèrent un véritable réveil de la conscience juive au sein de la communauté. Le rabbin Roitman a toujours fait preuve d’une énergie et d’un charisme impressionnants. Il a su ramener ses auditeurs, quelles que soient leurs convictions religieuses, aux fondements mêmes du judaïsme, sans s’égarer dans des sectarismes ni des petitesses partisanes. Sous son influence, de nombreux jeunes ont quitté le Portugal pour faire leur alya. La communauté de Lisbonne lui est immensément redevable. " Témoignage du Dr Samuel Levy

Turquie

Au début de l'été 1977, Paul reçut la visite d'un jeune étudiant turc, Yossi Lévy. Ce dernier venait le consulter, préoccupé par la situation de la jeunesse d'Istanbul dont il faisait partie, et qui se trouvait largement livrée à elle-même. De sa propre initiative, il était revenu à la religion et à l'observance des mitzvot. Intuitivement, il se sentait capable d'agir, mais il manquait totalement d'expérience.

"Je lui demandai comment il était arrivé jusqu'à moi. C'était Mordekhaï Cohen , un « ancien » de Tunisie, à présent chalia’h de la Sokhnout au Département de l'alya, qui me l'avait adressé, lui disant que j'étais l'homme des problèmes insolubles." Paul Roitman

Le jeune homme avait prévu de passer ses vacances en Israël et il s'était renseigné sur les possibilités de contact avec les institutions locales. On lui avait conseillé de s'adresser à l'Organisation mondiale du Bné Akiba, ou encore au Mador Dati, la section religieuse du Département de la jeunesse à l'Agence juive. Mais les réponses qu'il en avait reçues étaient évasives et peu pratiques. On lui offrait de se joindre à une excursion dans le pays, ou encore de suivre un séminaire qui ne répondait pas du tout à son attente. Ne sachant pas un mot d'hébreu, il ne pouvait par ailleurs espérer aucun soutien direct ni échange épistolaire.

"Je me suis rendu compte que ce garçon était sérieux. Il me semblait capable de mener son projet à bien, pour peu qu'on lui en donnât les moyens. Je lui demandai combien de temps il restait encore en Israël, et il me répondit : « environ trois semaines » — c'est-à-dire dix-sept jours ouvrables. C'était plus qu'il n'en fallait. Je lui proposai de lui donner tous les jours pendant dix-sept jours deux heures de cours en « séminaire privé » : une heure de pédagogie pratique et une heure de pensée juive. C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés quotidiennement, durant ces trois semaines, dans mon petit bureau du Hékhal Chlomo. La gageure fut tenue. Le dernier jour, je lui posai toutes sortes de questions sur la situation de la communauté d'Istanbul, sur ses dirigeants, ses rabbins, sa jeunesse, etc. Puis j'élaborai un programme d'un an, sur la base de deux rencontres par semaine, dont un oneg chabbat. Je lui dressai un calendrier précis où étaient indiqués, pour chaque semaine, le sujet à traiter et les sources où puiser le matériel correspondant. Je lui remis également un certain nombre de brochures où figuraient des études et des textes (Dapim Lamadrikh). " Paul Roitman

De retour à Istanbul, Jojo Lévy se lança dans la bataille. Il appliqua le « programme » à la lettre et obtint de très bons résultats. A la fin de la première année, il avait monté un Mouvement de plus de 150 enfants. L’été suivant, Jojo revint à Jérusalem, avec sept madrikhim. Paul était toujours là, et leur dispensa une nouvelle série de leçons. Puis Jojo fit son alya, laissant à Raphy Lévy le soin de diriger le Mouvement. A son tour, celui-ci revint chaque été à Jérusalem, à la tête d’un groupe d’adolescents. Bientôt, le bureau du rabbin Roitman n’y suffit plus.

"Je m'appelle Yossi Lévy. Né en Turquie, je suis aujourd'hui membre du mochav chitoufi de Bné Darom. Encore adolescent, j'ai été actif au Bétar — à l'époque, l'unique mouvement de jeunesse du pays. Je sentais bien, pourtant, que quelque chose manquait : la spécificité juive. J'éprouvais confusément qu'une éducation juive, coupée de ses racines religieuses, ne pouvait être authentique. C'est alors que germa en moi l'idée de fonder un mouvement de jeunesse sioniste et religieux. Je m'adressai à un ami de l'Agence juive, qui me renvoya au secrétariat mondial du Bné Akiba. Il me communiqua en outre une adresse: celle du rabbin Paul Roitman à Jérusalem. Je pris l'avion, et j'arrivai au siège de la direction générale du Bné Akiba. Je leur fis part de mon intention de monter un snif du Bné Akiba en Turquie. Les responsables réagirent avec sympathie à ma proposition, mais ne firent rien concrètement pour m'aider. C'est alors que je me tournai vers le rabbin Roitman. Celui-ci, tout de suite, répondit avec enthousiasme. J'étais plein de bonne volonté, mais je manquais totalement de formation idéologique ou pédagogique, comme d'expérience de gestion. Le rabbin Roitman commença par trouver à me loger au Makhon 'Hizkyaou, pour une période d'un mois. C'était ce qu'il lui fallait pour pouvoir me consacrer, tous les matins, trois heures de séminaire privé. Il m'apprit alors ce que c'était que d'être réellement religieux. Il m'enseigna le véritable amour d'Israël, le sens du rapport à autrui et les valeurs de Thora Veavoda. Outre ces grands principes théoriques, le rabbin Roitman tint à me donner une formation pratique: il m'inculqua des rudiments de pédagogie, me prépara à former des madrikhim. Il alla jusqu'à m'enseigner directement des jeux, grimpant sur des chaises, faisant des mimiques, ne négligeant aucun détail, le plus humble fût-il, qui pouvait servir à mon éducation. Nous avons ainsi passé des heures à préparer notre petite révolution culturelle juive: il me dit comment me comporter avec le grand rabbin de Turquie et les rabbins en général, comment nouer des relations avec la communauté, comment attirer les parents et les associer à notre idéal. Il était vraiment stupéfiant de voir avec quelle justesse, quelle profonde compréhension, le rabbin Roitman se représentait la vie communautaire turque, et dessinait la stratégie du futur Mouvement. Je comprends à présent que c'est Dieu, dans sa Providence, qui a dirigé mes pas vers le seul homme susceptible de m'aider à réaliser mon dessein, le seul qui ait fait preuve à la fois de suffisamment de volonté, de suffisamment de talent et de suffisamment d'énergie pour se lancer dans l'aventure. Et je dois dire qu'il y a réussi au-delà de toute espérance. En très peu de temps, nous avons pu créer un snif magnifique d'environ 150 ’havérim, assistant régulièrement aux activités. Plusieurs d'entre eux ont rejoint le ma’hané avoda en Israël, d'autres ont participé à titre de futurs madrikhim au séminaire européen. Certains enfin ont choisi de partir en alya." Témoignage de Yossi Lévy

Aujourd’hui, ils sont des milliers à avoir fait leur alya, disséminés dans tous les coins d’Israël, attachés aux valeurs juives et pénétrés de l’idéal de Thora Veavoda. Pour eux, le peuple juif ne saurait être cloisonné : la tolérance qu’ils ont apprise leur est devenue une seconde nature, la solidarité aussi. Ce qui doit se construire en Eretz Israël regarde l’ensemble du peuple, et relève de la tâche commune.