À la recherche des mes frères - Alain Michel

Préface - Oui, quarante ans que le mouvement "Tora veZion" a été créé. Arivant à point nommé à une époque où des milliers familles débarquaient dans la région parisienne et cherchaient à s'intégrer sans perdre leurs traditions ancestrales d'Afrique du Nord, Tora veZion, en moins de 10 ans, a pu boulverser les donées de cette immigration en regroupant autour de communautés nouvelles près d'une centaine de mille de ces nouveaux arrivés.

Préface - suite


Aujourd'hui, les résponsables de la communauté juive française semblent avoir oublié le prodigieux travail accompli à l'époque par le Rabbin Paul Roitman. Il est vrai que son action s'est développée sur le terrain sans le tintamarre habituel qui entoure les initiatives communautaires.

Chez Paul Roitman, aucun discours, aucun sermon, aucune promesse. Seulement des actes concrets prenant prise sur la réalité quotidienne. Des interventions directes permettant de mener à bien des projets réels et non des vues sur la comète[...].

Quarante ans après, le bilan est significatif: grâce à ces actions sortant des sentiers battus, une cinquantaine de noyaux d'implantations ont été créés en banlieue parisiene, bientôt développés en communautés à part entière, tandis que plus d'une centaine de cadres universitaires, parmi les plus brillants, trouvaient leur voie dans l'accomplissement de leur judaïsme: un grand nombre d'entre eux sont devenus des responsables communautaires et même des dirigeants de grandes institutions, un mouvement de jeunesse "Tikvateinou" est né et s'est développé en France comme en Israël. Ce bilan serait incomplet si on omettait de citer les dizaines de mariages résultant de ces rencontres.

Après avoir tiré un grand coup de chapeau à Paul Roitman et à son épouse, sachons analyser les faits: voici un homme, déterminé, intransigeant, sortant des contraintes de la hiérarchie, mettant en place un système révolutionnaire de prospection sur le terrain, mobilisant des énergies nouvelles et motivant toute une jeunesse pour aboutir à un résultat concret et positif, dont les effets bénéfiques se font encore ressentir en 1999.

"La preuve est faite que l'audace est toujours payante." Moïse Cohen Président du Consistoire de Paris

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Parmi les événements majeurs qui n'ont pas encore été vérita blement inventoriés et analysés, il faut inclure l'arrivée des Juifs des pays d'Afrique du Nord en France à la fin des années cinquante et au début des années soixante. Rappelons les chiffres de cette immigration massive, tels qu'ils sont rapportés dans l'ouvrage de Doris Bensimon et Sergio Della Pergola (La population juive de France : Socio-démographie et Identité): entre 1950 et 1959, 108000 Juifs ont immigré en France, dont 75000 en provenance d'Afrique du Nord (69,4%); entre 1960 et 1969, les chiffres sont respectivement de 160000 145000 (90,6%). Il s'est agi d'une vague d'immigration massive, qui a fait l'effet d'un véritable tremblement de terre sur la population juive de métropole.


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Le travail qui a été réalisé dans ces années critiques est d'autant plus remarquable que la problématique posée à ceux qui se sont dévoués pour aider à l'intégration était double. En effet, non seulement il n'existait que peu ou pas de communautés organisées en banlieue parisienne, mais, de plus, pour les Juifs en provenance de Tunisie, du Maroc ou d'Algérie, la difficulté du transfert vers la métropole se doublait d'une véritable crise d'identité [...]. Pour répondre à ces besoins spécifiques, la communauté juive institutionelle, qu'il s'agisse du Fonds social juif unifié ou du Consistoire (en l'occurrence du Consistoire de Paris dont dépendent les communautés de banlieue), n'a pas toujours été enmesure de mobiliser les forces adéquates, notamment du fait de son manque de moyens humains. Cette faiblesse a été en partie compensée par l'action d'un groupe de jeunes intellectuels et étudiants près de 370 personnes qui entre 1958 et 1970 ont, à travers leur mouvement Tora veZion, contribué à l'intégration « spirituelle » d'une grande partie de ces nouveaux Juifs de banlieue La plupart descommunautés qui ont été fondées, tout ou partie, parces jeunes militants, ont oublié avec le temps ce simple fait leur existence était redevable à de jeunes intellectuels, eux-mêmes en quête d'une identité qu'ils avaient su (re)découvrir à travers leur action militante. Cest cette aventure, absente encore de la mémoire communautaire, que nous voulons tenter de restituer dans les pages qui suivent. Mais il nous faut tout d'abord remonter à l'origine même de ce projet, c'est-a-dire à celui qui fut l'instigateur et la cheville ouvrière de Tora veZion, à savoir le rabbin aul Roitman. Comme dans la plupart des expé riences collectives, on trouve à l'origine une personnalité singulière sans laquelle rien n'aurait été pareil.


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Le constat de Paul est simple soit les gens d'Afrique du Nord disparaissent en tant que Juifs, soit ils restent profondément attachés à leur identité, et ce judaïsme vivant et enthousiaste pourra féconder et sauver le judaïsme français, en lui communiquant ce dynamisme qui lui manque [...].

Mais les notables communautaires de la fin des années cinquante n'analysent pas la situation de cete manière. Deux craintes les paralysent. Tout d'abord celui du coût financier. Et ensuite, le fait que ce programme puisse réussir, et donc accentuer l'exil de nouvelles familles d'Afrique du Nord vers la France. Et puis surtout, ces responsables communautaires se sentent dépassés. D'après le témoignage de Roitman, le représentant du FSJU Claude Kelman (ז"ל), aurait déclaré ainsi :

"C'est un problèrme qui nous dépasse, qui est d'ordre national; nous ne pouvons pas nous en occuper."
Paul Roitman n'a donc rien pu obtenir de la communauté officielle. Mais le problème demeure, et il est persuadé qu'il faut faire quelque chose, agir avant qu'il ne soit trop tard. Pendant plusieurs semaines, il retourne le sujet dans tous les sens, sans entrevoir cependant de solution qui n'exigerait pas le soutien des instances communautaires.

Une autre question le préoccupe également, sans lien apparent avec la précédente. C'est celle de l'assimilation culturelle des jeunes intellectuels juifs, étudiants et surtout élèves des Grandes Écoles. Pour beaucoup de jeunes qui arrivent à l'âge adulte dans les années cinquante, le judaïsme semble ne plus rien avoir à proposer. Ils sont au contraire attirés par les défis et les questions posées par le monde moderne de l'après-guerre, et l'Université présente bien plus d'éclat que le judaïsme quelque peu poussiéreux de cette période.


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Depuis longtemps, Paul était persuadé qu'il pouvait renouer le lien entre le judaïsme et les étudiants assimilés , ces jeunes penseurs qui étaient partis chercher dans la culture générale des défis intellectuels qu'ils ne trouvaient plus dans une communauté devenue à leurs yeux poussiéreuse et obsolète. Mais comment faire pour les retrouver? Il n'existait pas de liste de ces jeunes et ils ne fréquentaient pas les communautés. Et puis, quoi leur proposer pour quils y trouvent leur compte, puisque les centres d'études ne les attiraient pas?

Alors que Paul réfléchit à ce double problème, une idée émerge peu à peu : ne pourrait-on résoudre l'un par l'autre? D'un côté, il faut trouver des militants pour accueillir et organiser les Juifs qui s'installent de plus en plus nombreux dans les villes de la banlieue parisienne. De l'autre, il faut inventer un moyen de positiver le lien de ces étudiants avec le judaïsme. Pourquoi ce moyen ne serait-il pas un militantisme social qui leur permettrait de comprendre que le judaïsme a besoin d'eux. En quelque sorte, en "sauvant" les Juifs des banlieues, ces jeunes juifs allaient se "sauver" eux-mêmes: l'idée de Thora Vetsion était née.


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Nous retrouvons ici le mode de fonctionnement de Paul Roitman, tel qu'il a déjà été appliqué en d'autres occasions: proposer un mouvement défini dans ses principes, mais dont le recrutement est par essence tolérant et pluraliste. En réalité, on n'est pas obligé d'adhérer aux idées proposées, même s'il y a là une orientation précise.


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" [...] Un mouvement donc, qui inscrit tout entier son action dans le passage du reçu au donné. Toute une élite intellectuelle, formée de jeunes universitaires souvent remarquables, mais pour la plupart ignorant des valeurs juives, "enfants perdus" de la mémoire hebraïque, se redécouvre ainsi une vocation et un sens: pour apprendre la "bonne parole" aux Juifs rapatriés d'Afrique du Nord dans la solitude des banlieues, dans l'anonymat de la métropole, il leur faut d'abord, eux-mêmes, écouter la Parole. "

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C'est tout d'abord la maison d'étudiants « le Toit familial », situé rue Guy Patin à côté de la Gare du Nord, qui sert de base de recrutement. Un accord est passé avec les directeurs, M. et Mme Samuel qui accepteront que soient organisées des activités culturelles et un Oneg Chabbat (littéralement « le plaisir du Chabat ») réunions hebdomadaires du samedi après- midi au cours desquels s'entremêlent jeux, chants et plaisirs de la table. Le témoignage imagé de Jacques Bronstein, aujourd'hui ophtalmologue à Jérusalem, permet de comprendre comment Paul, à partir de quelques éléments, multiplie les adhésions:

- Allo, Jacky.
- Oui! (J'ai tout de suite reconnu la voix de Paul Roitman)[...].
- Tu es libre, ce soir?
- Heu!... J'ai des examens dans huit jours et le concours de l'Internat dans trois mois. J'ai un boulot fou et demain je dois partir à Rouen.
- Très bien, je vois qu'il te reste du temps. Ce soir nous allons au bal!
- Pardon, j'ai mal entendu, où ça?
- Au bal de Guy Patin, la Maison d'Etudiants, tu la connais, c'est là que tu habites non? [...] Attends-moi ce soir à 21 heures à l'entrée[...].
21 heures. A l'entrée du bal de Guy Patin, Paul est deja au rendez-vous. (...)
- Viens dans le bureau du directeur. Je dois t'expliquer le travail ce soir.
Paul avait pris possession du fauteuil directorial, face aux trois garçons qu'il avait recrutés avant mon arrivée. Sur un ton de conspirateur, le sourire malicieux et satisfait d'avoir réuni des jeunes qui n'avaient rien à lui refuser, il nous exposait son plan pour la soirée:
- Vous savez qu'il y a un grand travail à faire en banlieue. Des centaines de familles sont arrivées d'Afrique du Nord, déracinées, sans contact avec la communauté. Ce déracinement va surtout se faire sentir sur les enfants. Nous devons créer pour eux des communautés, des Talmudei- Tora, etc., si nous voulons sauver toute cette jeunesse de l'assimilation qui est un danger mortel. Les seules forces dont je dispose pour ce grand dessein, c'est vous, les jeunes intellectuels juifs...). Votre travail, ce soir: promenez-vous parmi les danseurs Des que vous en repérez un qui vous semble valable, vous me l'attirez hors de la salle de bal et vous me l'amenez dans le bureau. Je me charge de le convaincre.
- Et que fait-on de sa cavalière?
- Vous me l'amenez aussi(...)
Et c'est ainsi que toute la soirée du célèbre bal de Guy Patin, nous tournâmes autour des danseurs qui ne se doutaient pas encore qu'ils allaient finir leur soirée, non dans les bras de leur dulcinée, mais dans la "souricière" roimanienne.


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Le cercle des recherches s'élargit encore au cours des années suivantes, cette fois-ci en direction des Grandes Écoles. Le rabbin Roitman juge celles-ci plus accessibles à ses intentions. Robert Munich et Lionel Stoléru introduisent Paul à l'Ecole Polytechnique, ou une vingtaine d'étudiants acceptent de faire de la prospection le dimanche matin. Les choses se passent plus difficilement à Normale Sup, et bien qu'un petit cercle d'études soit organisé dans la chambre d'un élève, seuls deux volontaires travailleront sur le terain avec Tora veZion.

En ce qui concerne HEC, le rabbin Roitman ouvrit à la rue de la Victoire un cercle d'études où les activités avaient lieu tous les quinze jours: la moitié de la séance etait consacrée aux études juives et l'autre moitié à un exposé professionnel donné par un ancien d'HEC. Plus tard, à la demande de quelques jeunes, le rabbin Roitman obtint l'autorisation d'organiser un repas cachère à HEC qui devait réunir jusqu'à 25 élèves; de temps en temps, le rabbin Roiman assistait au repas et faisait un bref exposé sur un sujet juif. Bien entendu, de nombreux étudiants d'HEC ont fait ultérieurement partie des équipes de Tora veZion.
Le recrutenment à Tora veZion, texte anonyme non daté.

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Il est temps à présent de revenir au point de départ de l'action essentielle de Tora veZion, au moment où les premiers intellectuels volontaires sont recrutés, comme en témoigne Jacques Lévy:

Juin 1959, c'est la période des examens. Il fait une chaleur à crever: mais enfin il n'y a pas le choix, il faut bosser. L. m'attrape dans un couloir: "Dis donc, tu voudrais pas travailler un peu pour la communauté?". "Bof. Pourquoi pas?" "Alors, tu viens chez le Rabbin Paul Roitman, demain soir à 18 heures" "D'accord"[...].
Juin 1959, chez Paul. « Bonjour, merci d'être venu ! Entre donc. » Je me déplace lentement au milieu de charmants jeunes gens, les uns avec kipa, les autres sans, et jeunes filles: ...HEC, ...Intene, ...ENA, ...Normale Sup, ... avocat, ... X,... J'en passe et des meilleurs; rien que du beau monde! Je suis très impressionné. Paul nous harangue : « Nos frères du Sud de la Méditerranée viennent en France. Il faut les accueilir. N'oublions pas ce qui s'est passé lors de l'exode d'Europe de l'Est dans les années trente. Par ailleurs, vous êtes appelés, en raison de vos connaissances profanes, à prendre des responsabilités dans la société française: êtes-vous bien sûrs d'être à la hauteur des responsabilités qui doivent être les vôtres dans la communauté juive? Que savez-vous du judaïsme ? Il faut s'organiser pour former un commando instruit, convaincu, menant une action auprès des isolés en vue de créer de nouvelles communautés à Paris et dans la banlieue ».
Le très célèbre groupe Tora VeTzion est né.

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L'expérience d'Orly va servir de modèle de référence pour les équipes qui, à partir de l'automne 1959, commencent à sillonner systématiquement la banlieue parisienne. Une dizaine d'équipes est en place en 1960, chacune formée de quatre personnes. Chaque dimanche matin, elles se retrouvent place du Châtelet, où Paul fixe les objectifs du jour et donne ses dernières instructions. Voici la manière dont, vingt ans après, l'un des membres du mouvement se rappelle avec humour ces rendez-vous matinaux:

Un dimanche matin, il y a vingt ans... Place du Châtelet, une dauphine rouge se range le long du trottoir. Un homme s'en extrait en claquant la portière. Il n'est pas grand, porte un feutre gris sur la tête et a un collier de barbe. il consulte sa montre: "9 heures moins cinq. Où sont-ils? " dit-il à la conductrice qui, à son tour, fait les cent pas.

Enfin une autre voiture s'arrête, puis une troisième. Ils arrivent, qui en voiture, qui en métro, et se dirigent d'un pas alerte vers le groupe qui se forme rapidement. Poignées de mains, "Chalom" - "Chalom", "Comment va? Que faisons-nous ce matin? "
On se penche sur le plan de Paris et sa banlieue. L'homme au feutre, manifestement l'âme du groupe, dirige les opérations. Vous, vous allez à Aubervilliers; vous à Pantin, des gens à nous ont déja fait des travaux d'approche; il fandrait nous rendre aussi à Asnières, voici une adresse. Qu'est-ce qui se manigance? Filons la dauphine rouge. La conductrice reprend le volant avec trois jeunes gens, jeunes filles, remplaçant l'homme au feutre qui attend de voir partir la dernière voiture, l'oeil visiblement satisfait.
1959-1979, ou Vingt ans après, témoignage écrit de S. Maser, professeur à l'Université d'Ottawa, archives Tora veZion.


La première étape est constituée par une tentative de recensement systématique des Juifs du quartier. Nous avons vu que les renseignements pouvant être obtenus par l'intermédiaire des institutions juives étaient extrêmement réduits, et que la technique des noms sur les boites aux lettres, dont nous avons déjà parlé plus haut, se révèle être le meilleur moyen pour retrouver les juifs dispersés dans les banlieues:

[...] La voiture s'arrête devant de nouvelles constructions. Les quatre passagers se scindent en deux groupes qui vont, chacun, attaquer un bâtiment. La stratégie est simple. On va droit aux boîtes aux lettres et on lit du regard les noms:
- "Celui-ci ?" On interroge son coéquipier.
- "Oui, on peut essayer".
Celui-là? - Je ne pense pas ... Oh, aucun doute possible ici. De toute façon commençons par le plus haut perché, on n'aura plus qu'à descendre les escaliers.
Ascenseur, 10e, 11e, 12e, ça y est. On frappe à la porte. On a un peu la gorge serrée. Des cavalcades d'enfants se font entendre, puis une voix: "Qui est-ce? ". C'est le moment le plus difficile; il faut gagner la confiance au travers de la porte. Quelques fois un court dialogue s'instaure de part et d'autre de la muraille: on est encore sur ses gardes. Enfin rassurée que nous ne sommes pas des marchands de tapis, la mère de famille ouvre grand la porte. Elle s'excuse. Elle n'a pas encore eu le temps de ranger la maison, de peigner les enfants qui, curieux essaient de nous voir tout en se cachant. C'est à notre tour de nous excuser: "Nous n'avons que le dimanche matin. En semaine, nous travaillons ou finissons nos études. "
Ibid

Effectivement, très souvent les missionnaires de Tora veZion débarquent dans les appartements de personnes qui viennent à peine de se lever, profitant du repos du dimanche. Cest pourquoi, très rapidement le nom de code de ces visites matinales devient "opération pyjama", inspiré par la tenue des familles visitées. Cependant, cette irruption dans la vie privée des familles est, en général, bien acceptée par celles-ci. Le déracinement, l'anonymat des cités- dortoirs, comparés à la vie sociale tres riche que la plupart de ces gens ont connue outre-méditerranée tous ces changements les rendent en général avides de recevoir des pesonnes qui s'intéressent véritablement à eux. C'est le sentiment genéral qui prévaut dans les différents témoignages des anciens de Tora Vetsion:

[...] Ceux qui étaient chargés de la prospection partaient dans les immeubles de Nanterre. Nous faisions les boîtes aux lettres, c'est-à-dire que nous regardions les noms qui nous semblaient avoir une consonance juive. Nous montions à l'etage en question, et nous faisions notre petit baratin très classique : "Nous faisons partie du mou- vement Tora veZion, qui est une émanation du Consistoire de Paris, nous voulons créer à Nanterre une communauté, nous faisons déjà des cours de Talmud- Tora, nous voudrions savoir qui vous êtes, si vous avez des enfants en âge d'assister au Talmud-Tora, et nous avons une fiche à remplir ". Je dois dire que nous étions très souvent très bien reçus, rarement reçus froidement, et presque jamais chassés. Disons que tous les dimanches nous avons rempli comme cela des dizaines et des dizaines de fiches, qui étaient remises bien entendu à notre retour au Châtelet.
Témoignage de Jean-Paul Léon. C'est par des membres de la Jeunesse libérale israélite, à laquelle lui-même appartenait, qu'il a été recruté par Tora veZion vers 1963.

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Pratiquement partout, les démarchent de Tora Vetsion seront accueillis favorablement, et lorsque les cours ne sont pas donnés dans un appartement, c'est un local commercial, voire même un garage, qui serviront à abriter la classe du dimanche matin. Mais la deuxième condition pour garantir l'existence même de ces cours, c'est la présence d'enseignants. Et c'est là que la stratégie de Tora veZion fonctionne à plein. En effet, en général, chaque équipe se scinde en deux. Tandis que les uns poursuivent le travail de prospection, les deux autres se transforment en professeurs du dimanche. Bien sûr, la grande majorité de ces enseignants en savent à peine plus que leurs élèves. Mais le fait qu'ils soient tous des intellectuels leur permet d'être à la hauteur, réussissant à être en avance de quelques leçons sur leurs jeunes disciples Les cours dispensés par Paul Roitman, et qui continuent en parallèle aux actions du dimanche matin, contribuent également à renforcer la culture juive de ces professeurs improvisés, dont l'un d'entre eux, Jacques Lévy décrit ainsi la tâche:

"Pour moi, je suis charge de faire le Talmud-Tora à Bondy. Dur, dur! Il faut avoir au moins un cours d'avance sur les éleves. Comme il n'y a pas de local, il faut commencer par aider Mme B., qui accepte gentiment de nous accueillir dans son cing pièces HLM, pour mettre des sièges et des tables et recevoir les douze garnements qui viennent des immeubles des alentours. Et puis, un Melamed, ça a toujours, dans tous les temps et tout les pays (toutes les religions?), été un peu chahuté ! Enfin, tant bien que mal, un peu d'Aleph-Beth pour commencer, un peu de 'Houmach, pour continuer, un peu de tefila pour terminer: causez, causez, il en restera toujours quelque chose!"

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Il faut d'ailleurs souligner que depuis le départ, l'action de Paul Roitman a été soutenue par Alain de Rothschild (ז"ל), alors président du Consistoire de Paris. Homme d'ouverture et d'engagement communautaire, ce dernier avait compris à quel point l'action de Tora veZion était essentielle, et lui avait accordé un soutien sans réserve. Aidé dans cette voie par Raymond Leven (ז"ל), Jean-Paul Elkann (ז"ל), puis Elie Nahmias(ז"ל) fera en sorte que cette action puisse être reconnue concrètement. C'est chose faite le 9 mai 1962, lorsque Alain de Rothschild adresse la lettre suivante au rabbin Roitman:

Monsieur le rabbin,
J'ai le plaisir de vous informer qu'au cours de sa dernière réunion, le Consistoire Israélite de Paris a décidé de vous nommer comme rabbin chargé de l'organisation et de la direction des nouvelles communautés de banlieue.
Ce faisant, le Consistoire a voulu concrétiser les liens qui vous rattachent à notre Association et, en même temps reconnaitre la valeur des services que vous avez rendus à la communauté tout entière.
L'équipe de Tora veZion, dont vous êtes l'animateur, a donné un exemple de dévouement et d'esprit d'initiative au judaïsme français. Je compte que cette activité prendra une ampleur nouvelle et je vous serais très obligé de me rendre compte régulièrement, ainsi qu'à Monsieur le grand rabbin de Paris, des efforts que vous avez entrepris et des résultats que vous avez atteints.

Cette fonction BÉNÉVOLE ainsi attribuée au rabbin Roitman est une véritable reconnaissance de la tâche accomplie par les équipes de Tora veZion depuis plus de trois ans:
« (...) Pratiquement, au cours de l'année 1962-1963, 80 à 85 jeunes gens et jeunes filles, tous appartenant de près ou de loin au milieu universitaire, ont visité régulièrement les communautés nouvelles de banlieue, le dimanche matin. Dans les quatre dernières années, depuis la création de Tora veZion, il a été possible de contacter individuellement quelque cinq mille familles. ».
Les résultats sont d'autant plus remarquables qu'ils reposent sur la base d'un volontariat absolu de la part des militants, ceux-ci payant même de leurs propres deniers l'essence destinée à leurs déplacements en banlieue. Quelque fois, lorsque la situation des familles semble être difficile, ils laissent un peu d'argent personnel "pour les enfants".


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M. Weil, président de la communauté de Versailles, communauté en pleine extinction, nous a reçus à bras ouverts. Cette merveilleuse synagogue commençait à faire figure de monument historique et ne fonctionnait plus que pour les fêtes importantes. Des enfants! On n'en avait plus vu autant depuis tellement longtemps Ils sont tous là... Et nous aussi avec notre enthousiasme, notre foi... et notre absence totale de culture juive. Mais cela ne fait rien. Nous sommes 3 ou 4 professeurs selon les semaines et nous nous répartissons les enfants par classe. Mon premier cours a consisté à faire connaissance avec les enfants et à leur parler du judaïsme en général et des premières lettres de l'alphabet hébraïque en particulier. Dans la semaine, Paul Roitman, "notre pape" qui nous a lancés dans cette aventure exceptionnelle, m'a rassurée et m'a fourni les premiers livres d'initiation.
J'ai donc travaillé dans la semaine mon premier cours d'hébreu (en histoire juive, mes connaissances étaient plus substantielles) et je me suis pointée, après avoir bien révisé ma leçon, au cours du dimanche suivant. Tous les enfants étaient au rendez-vous, peut-être même plus nombreux, sages et avides d'apprendre. J'avais le sentiment d'une énorme supercherie de ma part. Ils buvaient mes paroles et me regardaient comme si j'étais la connaissance en marche.
(...) Honnêtement après cela j'ai dû suivre des cours d'hebreu (avec un vrai professeur) et assister à des cours de judaïsme.
(...) Pour tranquilliser le lecteur, je dois ajouter que, très rapidement, nous avons trouvé des remplaçants compétents pour l'enseignement... et que nous sommes allés frapper à d'autres portes dans une autre banlieue pour ouvrir un autre Talmud-Tora.

Page 74-76 - Premier bilan

Déjà l'année précédente, en 1963, le rabbin Roitman avait fait un premier point de la situation, de ce qui avait été fait et de ce qui restait à faire. Le bilan se présente ainsi:
1) Dans certaines localités, la communauté est définitivement organisée. Il y fonctionne un Talmud-Thora régulier, et les offices et activités de jeunes sont normalement organisés. Tel est le cas à Villiers-le-bel,... Massy-Antony... Clichy Trappes et Sarcelles... Parallèmement à ces communautés nouvelles, d'autres communautés plus anciennes, qui ont leur propre synagogue (La Vareme, Enghien, Champigny, Vincennes, Le Raincy), connaissent une vie nouvelle avec l'arrivée des réfugiés. À Boulogne, la communauté a pris un nouvel essor grâce à notre aide. A Versailles, nous avons également recréé un Talmud Tora. Les offices réguliers ont repris dans cette ville, et près de 70 enfants fréquentent réguilièrement les cours.
2) Dans d'autres localités, nous n'avons pas encore, jusqu'à présent, pu trouver le local permanent que nous souhaitions trouver au plus tôt, et les cours ont ainsi lieu chez des particuliers qui donnent l'hospitalité au groupe d'éleves que nous avons réunis. Il s'agit de : Nanterre, Orly, Villejuif, Verneuil, Bondy, Sevran, Aulnay sous Bois, Aubervilliers, La Courneuve, Clichy, Vitry, Villeneuve-la-Garenne, Tournan-en-Brie.
3) Dans d'autres localités telles qu' Alfortville, Maisons Alfort, Créteil, Le Vésinet, Chatou, Choisy-le-Roi, Asnières, Epinay, Melun, Fontenay s/s Bois, Athis-Mons, Meudon-la-Foret, Le Peca, Stains, Chevilly Larue, le recensement de la population a été effectué, mais nous n'avons pas pu encore trouver de locaux.
(...) Plus que le manque d'argent, c'est le manque d'hommes qui nous a empêchés d'avancer rapidement. Il faut, en effet, beaucoup d'hommes parce que les heures et les jours où nous pouvons intervenir sont limités. Nous n'avons que le dimanche matin et il est impossible de faire ce travail autrement que dans des équipes solidement constituées, parce qu'il faut que l'un réunisse les enfants, pendant qu' un autre parle aux parents, et que deux autres continuent à faire la tournée des boites aux lettres,afin de contacter les familles. (...) Ces jeunes gens et jeunes filles, dont l'atachement au judaïsme a pu paraître quelquefois assez tiède, se sentent plus juifs dans la mesure où ils permettent à d'autres d'être Juifs. Chaque fois que nous leur permettons de devenir les gardiens de leur frères, nous pouvons entièrement compter sur eux.
L'action en banlieue parisienne, rapport du rabbin Roitman, 1963

Page 77 - De Tikvateinou à Tora BeTsion

L'une des questions qui se posent avec acuité, à partir du moment où la nouvelle communauté de banlieue a commencé à fonctionner, est celle des activités pour jeunes post-bar mitzva. Souci classique de l'organisation communautaire, ce problème des jeunes de 14-20 ans, et de leur lien avec le judaïsme, est mis en valeur par la réussite même de Tora veZion. Les enfants sont pris en charge par le Talmud Tora, les adultes sont regroupés autour de la nouvelle vie communautaire, mais la génération intermédiaire constitue une catégorie en soi qui n'a été pas traitée jusque là, et risque de remettre en cause les efforts déjà déployés. Les parents le ressentent eux-mêmes, et, à plusieurs reprises, des membres de Tora veZion rapportent ces propos désabusés de leurs interlocuteurs locaux: "Vous faites du travail pour les plus jeunes, mais ensuite il n'y a plus rien!".


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Au cours d'une conversation avec Alain de Rothschild (ז"ל), le rabbin Roitman lui fait part des difficultés qu'il rencontre pour trouver une structure d'encadrement adéquate à cettre tranche d'âge. Le président du Consistoire de Paris insiste pour qu'une solution soit trouvée. Paul propose alors de résoudre le problème en créant un nouveau mouvement de jeunesse. C'est ainsi que Tikvateinou est créé en 1965 à la fois émanation et prolongation du travail effectué jusqu'alors par Tora veZion, Les mêmes volontaires vont rajouter une corde à leur arc, et ne plus se contenter d'être démarcheurs, enseignants ou animateurs d'activités religieuses, mais se transformer également en animateurs de mouvement de jeunesse. Le nom choisi pour le nouveau mouvement Tikvateinou - notre espoir - est en lui-même tout un programme: il sagit de faire en sorte que l'espoir de renouveau du judaïsme qui a germé à travers des dizaines de nouvelles communautés en banlieue parisienne, puisse effectivement aboutir. D'ailleurs Tikvateinou ne cherchera pas à entrer en concurrence avec les organismes existants, notamment avec le Bne Akiba. Son but est de combler un vide réel, celui de l'encadrement des jeunes juifs en région parisienne. Jusqu'aujourd'hui ce movement conserve la même orientation. Et le fait qu'il ait réussi à mobiliser chaque année plusieurs centaines de jeunes, montre que Tikvatenou répondait effectivement à un besoin objectif et pressant.


Page 88-89 - Les dix ans du mouvement

Le jeudi 23 janvier 1969, Tora veZion fête ses dix ans en organisant au « Toit familial », rue Guy Patin, un dîner pour les anciens et les membres actifs. La présence de nombreuses personnalités montre la reconnaissance obtenue par le mouvement suite au succès de son action. Outre le président du Consistoire central, Alain de Rothschild et celui du Consistoire de Paris,J-P Elkann, se trouvent réunis entre autres, le grand rabbin de France Jacob Kaplan, l'ambassadeur d'Israël en France Walter Eytan, ou encore le grand rabbin de Paris Meyer Jaïs. Les chiffres sont éloquents: en dix ans de travail, 17000 familles auront été directement contactées 55 points de Talmud-Tora et de prières organisés, et 35 communautés définitivement structurées. Mais il faudra attendre la fin 1970 pour qu'un véritable bilan soit dressé, à l'occasion du départ en Israël de Paul Roitman, complétant ainsi les chiffres avancés au début 1969:

Avant son départ en Israel, en fin 1970, Paul dressa le bilan général de douze années de travail intensif. Près de 20000 familles avaient été retrouvées et contactées. Dans une soixantaine de localités, un Talmud-Tora avait été ouvert. Dans 35 d'entre elles, des communautés structurées avaient été mises en place. Dans une vingtaine de localités, des sections de Tikvateinou s'étaient ouvertes. Au cours de cette période, environ 370 jeunes intellectuels avaient travaillé à Tora veZion. La presque totalité d'entre eux venaient de milieux complètement détachés du judaïsme. 60 % d'entre eux sont revenus à un judaïsme authentique et actif. L'écrasante majorité se situe aujourd'hui à l'intérieur de la communauté et s'identifie avec elle.
"Bilan Général", anonyme, non daté.

Principaux membres actifs de Thora Vetsion


Pierre AIM

Victor AMARA

Claudine ASSULI

Rachel AZOULAY

Denise BAUER

Rivka BAR

Simone BELOT

Michel BELITTY

André BENAROYA

Edmond BERREBI

Lionel BERTIN-LEHMAN

Albert et Suzanne BIJAOUI

Jacques BING

Henriette BIRENBAUM

Alex BLOCH

Claude et Chantal BLOCH

David BREZIS

Lucien BREZIS

Jacky et Claudine BRONSTEIN

Serge CACHAN

Michèle CASSOU

Yehiel CHERKI

Rosine et Raphael COHEN

Moïse et Gilberte COHEN

Micheline COHEN (Bloch)

Armand CORCHIA

Marc et Meyer DADI

Josiane DAVID (Renassia)

Hervé DEBACHE

Henri DOMBROWNER

Claire DRYLEWITCZ

Simon ELMALEM

Emmanuel FEINERMAN

Jenny FERBER

Michel FERNE

Michel GRINBERG

Jacky GOLDBERG

Michel GOLDBERG

Patrick GORDON

Jacques GROUSHKO

Claude GUEZ

YJ.-J. JONAS

Serge et Françoise KAUFMAN

Moïse et Gilberte COHEN

Isy KEROUB

Charles LABIOD

Jean-Pierre LAMBROZO

Dov LANDAU

Claude LANDAUER

Moise LASSRY

Jean-Michel LECAT

Jean-Paul et Thérèse LEON

Becky LÉVY

Jacques LÉVY

Maurice LÉVY

Muriel LÉVY

Philippe et Claire LÉVY

Michel et Sarah LÉVY

Lucien et Louisette MAGNICHEVER

Gilbert MEYER

Emile MOATTI

Jean-Jaques MULLIERIS

Shemtov et Nicole NATHAN

Ruth NATHAN

Franklin PERAIRE

Elisabeth PINTO

Alex REVCOLEVSKY

Jeanine RIVELINE

Betty ROTTMAN

Jean ROSENBERG

Marcelle ROSWADOWER

Annette RUEFF

Marcel et Huguette SALOMON

Henri SCHENKEL

Jacques SCHILLI

Gilberte SCHINKAR (Benayoun)

Maurice SEBBAN

Freddy et Eliane SICHEL

Lionel STOLERU

Gérard SULTAN

Victor SILBERRING

Suzy TENENHAUS

Maurice THOUATI

Edith TOLEDANO

Brigitte et Catherine ULLMO

Robert WINPHEN

Gilbert YOUNA

Huguette ZAGURY

Pierre et Haya ZENOU

Blanche ZILBERBERG

Paul ZYLBERMAN

Jeanine ZERBIB (Lecat)


Bibliographie


BENSIMON Doris, L'Intégration des Juifs nord-africains en France, Bruxelles, 1971.

BENSIMON Doris, Les Juifs de France et l'État d'Israël L'Harmattan, Paris, 1989.

BENSIMON Doris et DELLA PERGOLA Sergio, La Population juive de France, socio-démographie et identité CNRS, Hebrew University, Jérusalem 1984

BENBASSA Esther, Histoire des Juifs de France, Le Seuil coll. points histoire n° H232.

DELMAIRE Danièle, Les Mouvements de jeunesse juifs (1919-1935) dans CHOLVY Gérard, Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs, Paris, 1985

DEUTSCHER A, Rôle du travail communautaire dans l'aide à l'adaptation des familles juives récemment transplantées d'Afrique du Nord, 1971; KNOUT David, Contribution à l'histoire de la Résistance juive en France, Paris, 1947.

LAZARE Lucien, La Résistance juive en France, Paris, 1987.

MICHEL Alain, Les EIF pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris 1983;